ULYSSE ET LE SIES
Petit éloge paradoxal de la nostalgie

   

  

« Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion / Un jour tout sera bien, voilà notre espérance ».

Cette touchante prédiction de Voltaire, le dernier des écrivains heureux selon la formule de Roland Barthes, nous rend envieux - nostalgiques ? - nous à qui on annonce chaque soir la fin du monde, d’une époque où la nostalgie avait cédé au progressisme et en la foi dans l’avenir.

Premier paradoxe : à une époque où les naïves prophéties des Lumières marquent le pas, nous voici nostalgiques d’une époque où la nostalgie n’existait plus !

Deuxième paradoxe : si l’on veut sauver ce qui peut l’être de la notion de progrès, et éviter les errances de ceux qui se prétendent « en marche » sans en préciser la direction, il faut revenir sur la notion structurante de nostalgie.

J’entends déjà les ricanements : non content d’être réactionnaire et « fasciste », le SIES s’avoue ouvertement « nostalgiste ».

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Dans l’enseignement de la rhétorique antique, un exercice était très prisé, celui de l’éloge paradoxal. Le rhéteur Lucien de Samosate a ainsi composé, entre autres, un Eloge de la mouche au IIè siècle de notre ère, suivi beaucoup plus tard par Erasme avec son Eloge de la folie. Même le bon Sganarelle n’y résiste pas et se lance au début de Dom Juan dans un éloge du tabac (pas si sot qu’il y paraît à première vue), suivi de son maître dans celui de l’infidélité.

Stimulé par ces précédents, à moi d’essayer celui de la nostalgie.

Commençons par une évidence : oui, je suis nostalgique de l’école que j’ai connue et qui n’existe plus, du temps pas si lointain où les professeurs jouissaient d’un statut social honorable, où les meilleurs étudiants se disputaient les places au CAPES et à l’agrégation etc...etc… Mais en quoi cela fait-il avancer les choses ?


Pour répondre à cette question, il faut distinguer deux formes de nostalgie.

Certes, il existe une nostalgie névrotique. Dire que tout était mieux avant ne peut que conduire à la paralysie mélancolique, celle qui cloue dans son lit de paresse le personnage d’Oblomov dans le roman de Gontcharov.

Mais la nostalgie qui nous intéresse est dynamogénique car elle fonde une exigence. Se souvenir d’un monde qui n’est plus légitime la critique du présent et motive par le creusement d’un manque la recherche du mieux. Platon le dit très simplement dans le Ménon : « On ne peut chercher ni ce qu’on sait ni ce qu’on ne sait pas ». Il est par définition inutile de chercher ce que l’on sait déjà mais on ne peut chercher ce qu’on ne connaît pas, faute de savoir où chercher. C’est pareil pour le désir. Pourquoi désirerais-je quelque chose que je ne connais pas déjà, quelque chose entrevu comme réellement ou imaginairement déjà possédé puis perdu ? Desiderium, en latin, c’est à la fois le désir et le regret.

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Et c’est là qu’intervient le divin Ulysse.

Ulysse est, par essence, le nostalgique, c’est-à-dire étymologiquement travaillé par le mal (algos) du retour (nostos). Simple retour en arrière donc ? Non car la lutte pour le retour se double d’une quête initiatique et d’une construction de soi. C’est la nostalgie qui le pousse inlassablement à reprendre la mer, affronter les dangers, se libérer des sortilèges érotiques de Circé ou de Calypso, avec une hantise : ne pas perdre la mémoire. Ses compagnons, eux, n’y résistent pas et se gavent, chez les Lothophages, du « lothos » (le lotus ? Ou le « léthê » - l’oubli en Grec). Parce que son souvenir est sa boussole, Ulysse se libère des forces dissolvantes de l’oubli présentiste.

On pourrait pousser le paradoxe plus loin en esquissant l’idée que les utopies les plus révolutionnaires s’appuient sur la nostalgie d’un paradis perdu qui est évidemment plus un concept opératoire qu’une conviction. C’est en s’appuyant sur le mythe d’une humanité primitive que Rousseau fonde le projet futuriste du Contrat social grâce auquel se trouvent conciliées liberté de nature et liberté civile.

On pourrait aussi en dire autant de l’utopie communiste de la fin de l’Histoire, où, selon Marx, l’homme ne travaillerait plus, où chacun vivrait selon ses besoins. N’est-ce pas là l’historicisation du mythe biblique du paradis perdu ?


Mais en voilà assez ! Rendez-vous peut-être pour un nouvel éloge paradoxal (pourquoi pas celui du conservatisme, puisque même les plus écologistes le sont : notre principal projet collectif n’est-il pas d’empêcher que le monde ne se défasse ?)


PS : ChatGPT n’est pour rien dans ce délire inconvenant. Au SIES nous allons tenter de résister le plus longtemps possible aux machines à penser.


Marc LABIT - Professeur agrégé de lettres classiques - Membre fondateur du SIES
juin 2023

 

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