De nombreux jeunes adultes parlent
leur langue maternelle comme si elle était une
langue étrangère, en ignorant la syntaxe, le
vocabulaire essentiel et même l’intonation la plus
élémentaire. Cette ignorance transparaît dans
l’énonciation quotidienne, dans la façon d’exprimer
une idée simple et immédiate, mais aussi, et
surtout, dans la lecture à voix haute et dans
l’écriture de texte, fût-il la copie d’un texte
court et simple. Ce constat, qui n’est pas nouveau,
s’étend à des cas de plus en plus nombreux et, quand
on rectifie l’erreur commise, au-delà de la surprise
- « Ah ? mais pour moi ça voulait dire
… » -, l’attitude est souvent celle de la
remise en cause du professeur - « Vous êtes
sûr ? » - voire du refus et de la
négation de la correction - « Moi, j’ai
appris comme ça. » -, comme si chacun
avait une langue personnelle sans lien avec celle
des autres et de la réalité linguistique. Cela peut
aller jusqu’au fameux « J’me
comprends », sorte de mantra définitif et
paradoxal qui nie la nécessaire relation verbale
avec l’autre, cet ennemi qui veut comprendre,
justement.
Le linguiste Alain Bentolila (1) parle, à ce sujet,
d’« enfermement linguistique »,
cause d’une « impuissance
linguistique » qu’il analyse comme le
résultat d’un rétrécissement général de la vie
sociale : si l’on vit toujours avec les mêmes
personnes qui pensent (ou pas !) comme vous,
qui vivent comme vous, qui refusent le reste du
monde, comme vous, les mots ne servent pas à
grand-chose et « cela va sans dire ».
Ainsi, ce serait 20 % de la population française qui
ne disposerait que de 6 à 800 mots là où il en faut
3 à 4000 pour s’exprimer clairement, qui seraient
incapables d’expliquer leurs gestes et leurs
comportements et, surtout, incapables de comprendre
l’autre et sa différence, incapables d’avoir
seulement conscience de leur propre ignorance, voire
de la possibilité de vivre et de penser de façon
autonome et diverse.
Les causes de ce manque d’aisance et de
connaissances sont multiples, mais l’école devrait
être un des moyens de combattre cette incapacité à
nommer, non pas le monde, comme le font les
géographes, par exemple (2), mais ses propres idées,
ses sentiments et ses émotions pour en conjurer
parfois la nocivité, plus souvent pour créer,
confirmer et approfondir les liens sociaux,
fondements de l’humanité et du bonheur individuel.
C’est de moins en moins le cas car, au-delà du
déficit constant des horaires, les exigences et les
connaissances imposés par les programmes scolaires
diminuent sous l’injonction générale du tout
ludique, du recours constant à la facilité, voire de
l’abandon de l’enseignement de l’orthographe,
notamment, à des officines privées plus ou moins
sérieuses (3) qui ont compris l’intérêt financier de
cette faille grandissante du système scolaire.
Cependant, le niveau de langue est une préoccupation
récurrente de l’enseignement des langues étrangères,
en Europe : du niveau A1 déterminé par le CECRL
(4) comme l’impossibilité de communiquer dans une
langue jusqu’au niveau C2 qui indique la capacité à
converser, à écrire de façon fluide et précise sur
des sujets complexes, les langues étrangères
s’acquièrent progressivement et chaque professeur
enrichit et approfondit la capacité des élèves à
utiliser toutes les ressources de ces langues en
proposant des textes et des documents toujours plus
complexes, des exercices toujours plus élaborés
grâce aux tableaux de fréquence lexicale (5),
notamment.
Dans l’enseignement du français langue maternelle,
ces tableaux, qui existent et se trouvent sur
Eduscol, par exemple, peuvent soutenir le travail
organisé pour l’acquisition du vocabulaire : la
répétition et la multiplication des exercices divers
sur des sujets variés et nombreux, l’entraînement à
la lecture des yeux mais surtout orale, l’écriture
dans ses divers aspects peuvent suppléer, à terme,
le manque de stimulation et l’ignorance du milieu
d’origine, surtout s’il est restreint et
relativement uniforme. Force est de constater,
pourtant, que de nombreux enfants parviennent au
collège sans avoir acquis le niveau de langue
attendu, et que le constat se réitère à l’entrée en
seconde. Cette déficience linguistique provoque des
comportements inadéquats causés par la frustration
mais aussi par la reproduction, souvent
inconsciente, des mêmes stratégies de défense face
aux évaluations négatives, à une forme de
ghettoïsation scolaire, reflet de celle qui est
vécue dans la réalité quotidienne, car l’institution
ne tient pas compte des causes d’une inadaptation
qui dépasse le cadre linguistique : le
tutoiement généralisé en est un symptôme visible qui
n’est pas dû, comme on le dit souvent, à l’absence
de vouvoiement dans les autres langues, mais à des
habitudes induites par l’étroitesse de
l’environnement social et familial. Ce tutoiement,
et ce qu’il entraîne de familiarité voire de
grossièreté, nie les règles de la politesse qui
normalise les relations sociales. Le manque de
connaissances et de références purement
linguistiques devient ainsi une source de refus, un
marqueur social souvent négatif, créant une barrière
infranchissable entre le jeune locuteur inadapté et
le monde scolaire, précurseur de la société, où la
norme joue son rôle d’arbitre dans les diverses
interactions des individus.
Une autre conséquence du manque de
vocabulaire et de structures syntaxiques est une
violence que l’institution refuse de voir et
d’entendre comme telle, comme si sa négation pouvait
la faire disparaître alors même que l’école a pour
but d’uniformiser et d’assurer - comme le faisait le
service militaire, en son temps - la connaissance
des codes sociaux, par l’intermédiaire de l’usage
linguistique commun : permettre à tous les
enfants d’accéder au vocabulaire le plus varié, aux
formes syntaxiques les plus complexes leur donne la
possibilité de s’adapter à tous les interlocuteurs,
même ceux qu’ils ne connaissent pas, de comprendre
les textes anciens et modernes, d’expliquer leurs
idées les plus absconses, leurs sentiments les plus
profonds comme leurs émotions les plus fortes ;
ils peuvent alors se sentir parfaitement intégrés
dans la société qui les accueille grâce à cet espace
particulier et intangible qu’est la langue commune.
En effet, la langue est le moyen de communiquer et
de toucher ceux qui sont différents, ceux qui ne
partagent pas forcément la même façon de vivre voire
de penser ou de croire ; elle est un outil de
libération individuelle et collective, elle brise
l’enfermement communautaire apparemment protecteur
et en révèle les défauts. Posséder la langue, c’est
posséder une forme d’intelligence collective et
partagée contre les stéréotypes discriminants,
contre les amalgames absurdes et les discours
haineux qui s’appuient sur une vision manichéenne et
dichotomique de la société : eux contre nous
(ou moi), les autres contre nous, comme si les uns
détenaient toutes les formes de la vérité face aux
autres, diabolisés et privés de sens et d’humanité.
Finalement, le niveau de langue, que ce soit celui
du CECRL ou celui qui permet d’adapter un discours à
un interlocuteur précis, est un indicateur du degré
de culture d’une nation : oublier ou négliger,
par renoncements successifs et lâcheté
intellectuelle et politique, de transmettre ce bien
patrimonial et essentiel aux enfants et aux jeunes
gens, proclamer que l’insuffisance et l’erreur sont
des « marques de la diversité »
plutôt que des fautes et des lacunes, remplacer
l’incompétence linguistique, temporaire et
réversible, par l’incompatibilité de la langue avec
l’individu ou la communauté, c’est une façon de
renoncer à l’intelligence commune, à la culture
commune, aux valeurs universelles, gages de
cohérence et de cohésion, signes de réalité face aux
apparences identitaires et à l’incohérence de la
violence physique, seul et unique recours de celui
qui n’a pas, ou plus, « les mots pour le
dire ».
Anne-Marie CHAZAL - Professeur
certifié de lettres classiques - Membre du Bureau du
SIES
(1) Alain BENTOLILA, né en 1949, linguiste
et auteur de nombreux ouvrages sur l’apprentissage
de la langue à l’école.
(2) Dès l’Antiquité, l’humanité s’efforce de nommer
le monde qui l’entoure et les grands géographes
comme Pausanias, Strabon ou le pseudo-Plutarque
s’attachent à nommer les lieux et les éléments de la
géographie. Cf. H. DORION et M. RICHARD, Nommer
le monde. Essai de toponymie d’ici et d’ailleurs,
2019, FIDES, ouvrage récent sur cette préoccupation
humaine et scientifique.
(3) Cf. le site du Projet Voltaire
qui propose une plate-forme internet dédiée à
l’apprentissage de l’orthographe, surtout.
(4) Cadre Européen Commun de Référence pour les
Langues.
(5) Tableaux statistiques qui indiquent la fréquence
d’emploi des mots dans l’environnement social.