De l’importance du niveau de langue.

juillet 2024


De nombreux jeunes adultes parlent leur langue maternelle comme si elle était une langue étrangère, en ignorant la syntaxe, le vocabulaire essentiel et même l’intonation la plus élémentaire. Cette ignorance transparaît dans l’énonciation quotidienne, dans la façon d’exprimer une idée simple et immédiate, mais aussi, et surtout, dans la lecture à voix haute et dans l’écriture de texte, fût-il la copie d’un texte court et simple. Ce constat, qui n’est pas nouveau, s’étend à des cas de plus en plus nombreux et, quand on rectifie l’erreur commise, au-delà de la surprise - « Ah ? mais pour moi ça voulait dire … » -, l’attitude est souvent celle de la remise en cause du professeur - « Vous êtes sûr ? » - voire du refus et de la négation de la correction - « Moi, j’ai appris comme ça. » -, comme si chacun avait une langue personnelle sans lien avec celle des autres et de la réalité linguistique. Cela peut aller jusqu’au fameux « J’me comprends », sorte de mantra définitif et paradoxal qui nie la nécessaire relation verbale avec l’autre, cet ennemi qui veut comprendre, justement.

Le linguiste Alain Bentolila (1) parle, à ce sujet, d’« enfermement linguistique », cause d’une « impuissance linguistique » qu’il analyse comme le résultat d’un rétrécissement général de la vie sociale : si l’on vit toujours avec les mêmes personnes qui pensent (ou pas !) comme vous, qui vivent comme vous, qui refusent le reste du monde, comme vous, les mots ne servent pas à grand-chose et « cela va sans dire ». Ainsi, ce serait 20 % de la population française qui ne disposerait que de 6 à 800 mots là où il en faut 3 à 4000 pour s’exprimer clairement, qui seraient incapables d’expliquer leurs gestes et leurs comportements et, surtout, incapables de comprendre l’autre et sa différence, incapables d’avoir seulement conscience de leur propre ignorance, voire de la possibilité de vivre et de penser de façon autonome et diverse.

Les causes de ce manque d’aisance et de connaissances sont multiples, mais l’école devrait être un des moyens de combattre cette incapacité à nommer, non pas le monde, comme le font les géographes, par exemple (2), mais ses propres idées, ses sentiments et ses émotions pour en conjurer parfois la nocivité, plus souvent pour créer, confirmer et approfondir les liens sociaux, fondements de l’humanité et du bonheur individuel. C’est de moins en moins le cas car, au-delà du déficit constant des horaires, les exigences et les connaissances imposés par les programmes scolaires diminuent sous l’injonction générale du tout ludique, du recours constant à la facilité, voire de l’abandon de l’enseignement de l’orthographe, notamment, à des officines privées plus ou moins sérieuses (3) qui ont compris l’intérêt financier de cette faille grandissante du système scolaire.

Cependant, le niveau de langue est une préoccupation récurrente de l’enseignement des langues étrangères, en Europe : du niveau A1 déterminé par le CECRL (4) comme l’impossibilité de communiquer dans une langue jusqu’au niveau C2 qui indique la capacité à converser, à écrire de façon fluide et précise sur des sujets complexes, les langues étrangères s’acquièrent progressivement et chaque professeur enrichit et approfondit la capacité des élèves à utiliser toutes les ressources de ces langues en proposant des textes et des documents toujours plus complexes, des exercices toujours plus élaborés grâce aux tableaux de fréquence lexicale (5), notamment.

Dans l’enseignement du français langue maternelle, ces tableaux, qui existent et se trouvent sur Eduscol, par exemple, peuvent soutenir le travail organisé pour l’acquisition du vocabulaire : la répétition et la multiplication des exercices divers sur des sujets variés et nombreux, l’entraînement à la lecture des yeux mais surtout orale, l’écriture dans ses divers aspects peuvent suppléer, à terme, le manque de stimulation et l’ignorance du milieu d’origine, surtout s’il est restreint et relativement uniforme. Force est de constater, pourtant, que de nombreux enfants parviennent au collège sans avoir acquis le niveau de langue attendu, et que le constat se réitère à l’entrée en seconde. Cette déficience linguistique provoque des comportements inadéquats causés par la frustration mais aussi par la reproduction, souvent inconsciente, des mêmes stratégies de défense face aux évaluations négatives, à une forme de ghettoïsation scolaire, reflet de celle qui est vécue dans la réalité quotidienne, car l’institution ne tient pas compte des causes d’une inadaptation qui dépasse le cadre linguistique : le tutoiement généralisé en est un symptôme visible qui n’est pas dû, comme on le dit souvent, à l’absence de vouvoiement dans les autres langues, mais à des habitudes induites par l’étroitesse de l’environnement social et familial. Ce tutoiement, et ce qu’il entraîne de familiarité voire de grossièreté, nie les règles de la politesse qui normalise les relations sociales. Le manque de connaissances et de références purement linguistiques devient ainsi une source de refus, un marqueur social souvent négatif, créant une barrière infranchissable entre le jeune locuteur inadapté et le monde scolaire, précurseur de la société, où la norme joue son rôle d’arbitre dans les diverses interactions des individus.


Une autre conséquence du manque de vocabulaire et de structures syntaxiques est une violence que l’institution refuse de voir et d’entendre comme telle, comme si sa négation pouvait la faire disparaître alors même que l’école a pour but d’uniformiser et d’assurer - comme le faisait le service militaire, en son temps - la connaissance des codes sociaux, par l’intermédiaire de l’usage linguistique commun : permettre à tous les enfants d’accéder au vocabulaire le plus varié, aux formes syntaxiques les plus complexes leur donne la possibilité de s’adapter à tous les interlocuteurs, même ceux qu’ils ne connaissent pas, de comprendre les textes anciens et modernes, d’expliquer leurs idées les plus absconses, leurs sentiments les plus profonds comme leurs émotions les plus fortes ; ils peuvent alors se sentir parfaitement intégrés dans la société qui les accueille grâce à cet espace particulier et intangible qu’est la langue commune.

En effet, la langue est le moyen de communiquer et de toucher ceux qui sont différents, ceux qui ne partagent pas forcément la même façon de vivre voire de penser ou de croire ; elle est un outil de libération individuelle et collective, elle brise l’enfermement communautaire apparemment protecteur et en révèle les défauts. Posséder la langue, c’est posséder une forme d’intelligence collective et partagée contre les stéréotypes discriminants, contre les amalgames absurdes et les discours haineux qui s’appuient sur une vision manichéenne et dichotomique de la société : eux contre nous (ou moi), les autres contre nous, comme si les uns détenaient toutes les formes de la vérité face aux autres, diabolisés et privés de sens et d’humanité.

Finalement, le niveau de langue, que ce soit celui du CECRL ou celui qui permet d’adapter un discours à un interlocuteur précis, est un indicateur du degré de culture d’une nation : oublier ou négliger, par renoncements successifs et lâcheté intellectuelle et politique, de transmettre ce bien patrimonial et essentiel aux enfants et aux jeunes gens, proclamer que l’insuffisance et l’erreur sont des « marques de la diversité » plutôt que des fautes et des lacunes, remplacer l’incompétence linguistique, temporaire et réversible, par l’incompatibilité de la langue avec l’individu ou la communauté, c’est une façon de renoncer à l’intelligence commune, à la culture commune, aux valeurs universelles, gages de cohérence et de cohésion, signes de réalité face aux apparences identitaires et à l’incohérence de la violence physique, seul et unique recours de celui qui n’a pas, ou plus, « les mots pour le dire ».


Anne-Marie CHAZAL - Professeur certifié de lettres classiques - Membre du Bureau du SIES


(1) Alain BENTOLILA, né en 1949, linguiste et auteur de nombreux ouvrages sur l’apprentissage de la langue à l’école.
(2) Dès l’Antiquité, l’humanité s’efforce de nommer le monde qui l’entoure et les grands géographes comme Pausanias, Strabon ou le pseudo-Plutarque s’attachent à nommer les lieux et les éléments de la géographie. Cf. H. DORION et M. RICHARD, Nommer le monde. Essai de toponymie d’ici et d’ailleurs, 2019, FIDES, ouvrage récent sur cette préoccupation humaine et scientifique.
(3) Cf. le site du Projet Voltaire qui propose une plate-forme internet dédiée à l’apprentissage de l’orthographe, surtout.
(4) Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues.
(5) Tableaux statistiques qui indiquent la fréquence d’emploi des mots dans l’environnement social.


Consultez les autres communiqués et les revendications du SIES.

 

 

Pour adhérer au syndicat indépendant, cliquez ICI

 

Retour page d'accueil