Instruire, professer, enseigner

   

  

En cette période de rentrée des classes, les médias ne cessent de nous proposer une définition du « bon prof » (sic), comme si la rareté de ce parangon imaginaire de vertus qui ne le sont pas moins, pouvait expliquer, justement, le désenchantement de l’école alors même qu’ils oublient ce qu’est vraiment un instituteur ou un professeur, alors même qu’ils nient le caractère essentiel de ces métiers qui font que l’école a vraiment pour rôle d’instruire et d’émanciper les enfants de la nation.
Qu’est-ce qu’un instituteur, qu’est-ce qu’un professeur ?
Avant tout, ce sont des professionnels, c’est-à-dire des personnes qui ont acquis des connaissances et des compétences pour instruire et professer toutes sortes de savoirs, pour apprendre et partager des savoir-faire, mais surtout la réflexion critique et la liberté à tous ceux qui leur sont confiés.

L’instituteur, devenu professeur des écoles, a perdu dans les termes ce qui fait toute la noblesse et la valeur incommensurable de son métier : sa capacité à instituer l’enfant dans la société, à en faire un élève, un petit humain qui, grâce à lui, s’élève plus haut encore que ce que lui permet déjà l’éducation de ses parents. Éduquer, en effet, c’est avant tout conduire l’enfant hors de sa condition originelle d’infans, ce qui, en latin, signifie « qui ne parle pas, qui ne dispose pas de la parole »*. Le verbe éduquer est issu du latin educare qui est le fréquentatif** d’educere dont le radical duc- se trouve dans de nombreux termes en rapport avec l’idée de guider ou de diriger, comme le dux, général de l’armée romaine, ou de conduire, comme le viaduc et l’aqueduc qui conduisent la route et l’eau dans la ville. Le préfixe e- ou ex- indique une origine : l’éducation fait sortir l’enfant de son animalité. Le fréquentatif insiste sur le temps qu’il faut pour transformer l’enfant en homme, au sens de l’homo latin ou de l’ἄνθρωπος grec, du Mensch allemand ; c’est pour cela que cette entreprise à long terme est dévolue aux parents et à la famille qui côtoient l’enfant quotidiennement et auxquels s’adjoignent, au cours du temps, l’instituteur ou le maître*** puis le professeur. Éduquer c’est donc « donner tous les soins nécessaires à la formation et à l’épanouissement de la personnalité de quelqu’un » selon le TLFi**** quand instruire c’est « former l’esprit de quelqu’un par le savoir, la connaissance, l’expérience, la vie, les événements » depuis le XIIème siècle. En latin instruere veut dire « assembler dans, dresser, munir, équiper » et prend le sens du français instruire dès l’époque impériale. Instruire est proche de construire dont il partage le radical, et l’instituteur de Jules Ferry a pour mission de créer toutes les ressources intellectuelles nécessaires pour bâtir le socle (eh oui ! bien avant le fameux SCCC***** des pédagogistes innovants !) de la pensée consciente et de son expression réfléchie chez les écoliers.
L’instituteur offre donc au petit être un nouvel état ou statut qui affirme, au sens étymologique, son existence au sein de la communauté humaine : il lui donne la parole orale et écrite, la capacité d’exprimer sa pensée pour partager ses idées et ses sentiments jusqu’alors bouillonnants et confus, la capacité de raisonner où il se contentait de ressentir. L’instituteur pose donc les bases, les solides fondations sur lesquelles le professeur peut continuer d’édifier la personnalité humaine avec la collaboration, plus ou moins volontaire (il faut le dire !) de l’élève dont il faut parfois vaincre l’inertie naturelle : il est souvent difficile d’ouvrir son esprit au monde invisible de la connaissance !

Selon le TLFi, professer c’est « exposer publiquement et hautement une opinion ou une théorie » ; ce verbe, apparemment tombé en désuétude dans le vocabulaire scolaire d’aujourd’hui, est cependant chargé de sens : son radical le rapproche du verbe confesser car leur étymologie latine est la même : le verbe simple fateor signifie « avouer, révéler » et partage la racine d’un verbe défectif fari (qu’on retrouve dans le terme infans au participe présent) qui signifie « parler, dire, déclarer ». Le verbe latin profiteri a pour sens « déclarer, avouer publiquement quelque chose » mais aussi « promettre » ; sous la forme pronominale se profiteri il signifie « se proposer de, faire une déclaration de » : on comprend alors pourquoi le magister peut profiteri grammaticam, professer la grammaire devant ses disciples, puisqu’il l’expose et surtout promet implicitement à ses élèves que cette connaissance est vraie et utile. Le professeur s’engage, en effet, à partager des connaissances sérieuses et vérifiées dont il est persuadé de la profonde nécessité, des connaissances qu’il vérifie et qu’il sait manipuler lui-même avec confiance. En ce sens, il n’est pas qu’un enseignant, comme on le dit depuis une quarantaine d’années, minimisant ainsi non seulement le rôle mais aussi et surtout les compétences et savoirs réels des professeurs.


Enseigner, avant de dire « transmettre un savoir scolaire », c’est avant tout « signaler, désigner » et même si le verbe médiéval enseignier à faire veut dire « instruire quelqu’un », il signifie essentiellement « faire connaître par un signe ». Son radical est celui de signum, « marque, signe, empreinte » qui a très souvent en latin un sens militaire : « signal, mot d’ordre, enseigne, drapeau » voire « cible » ! Enseigner c’est donc indiquer un objectif, donner le signal du départ d’un voyage dont le but ne s’atteint que par le combat ou l’effort. L’usage du participe présent mis à la mode par les pédagogistes et les partisans de la précarisation des professeurs, en outre, est un indice de leur volonté de banaliser et de rabaisser la profession, tout comme les écoliers, élèves ou étudiants sont réduits à n’être que des apprenants, sans considération de leur complète et insondable humanité.
Un enseignant n’est donc pas forcément un professeur qui prend un risque personnel en acceptant d’exposer et de partager « publiquement et hautement » des connaissances intellectuelles et pratiques qu’il a acquises et qu’il adapte à la compréhension de ses élèves grâce à la réflexion didactique, opération qui consiste à donner à tout savoir une forme accessible aux esprits novices. Contrairement à l’enseignant, qui se contente de montrer ou d’indiquer ce qu’il faut acquérir ou atteindre, le professeur promet de révéler tout ce qu’il sait et sait faire, il a confiance dans le savoir qu’il transmet et dans les élèves auxquels il apprend tout ce qu’il faut pour, qu’à leur tour, ils puissent perfectionner et accroître le savoir commun.

Il ne faut jamais cesser de revendiquer les statuts d’instituteur et de professeur qui ne se contentent jamais de viser un objectif mais qui savent comment construire un savoir, comment le transmettre aux élèves, comment les accompagner sur le chemin difficile et tortueux de la connaissance du monde sans se laisser tenter par la facilité ou la médiocrité prônées et encouragées par ceux qui font semblant de penser qu’il ne faut jamais choquer ni brusquer les esprits, par ceux qui tentent de nous convaincre que l’innovation scolaire passe forcément par tout ce qui est ludique et accessible sans effort, qu’il ne faut rien imposer mais ne proposer que ce qui est à la portée des élèves : comment continuer notre mission dans ces conditions ? En se contentant d’enseigner …


Anne-Marie CHAZAL - Professeur certifié de lettres classiques

octobre 2023


* L’enfant est, dans l’antiquité, le nourrisson ou, selon une terminologie plus moderne, le bébé, ce qui en fait presque un agneau ou un chevreau, puisque ce terme onomatopéique est influencé par le cri de ces animaux …
** La forme fréquentative d’un verbe indique une répétition ou une durée de l’action comme dans le français taper / tapoter, chanter / chantonner, etc.
*** Le maître vient du magister latin, étymologiquement « celui qui fait grandir » …
**** TLFi ou Trésor de la Langue Française informatisé : http://atilf.atilf.fr/
***** Socle Commun de Connaissances et de Compétences.

 

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